Saint Jérôme

Sa vie

1. Né en 347 ou 348, à Stridon, près d'Emona (aujourd'hui Ljubliana, en Slovénie — la localisation exacte de Stridon est inconnue, elle fut complètement détruite par les Goths en 392), "chrétien de parents chrétiens" comme il nous l'apprend lui-même, qui sont des propriétaires fonciers aisés. Comme Rufin, Jérôme est allé à Rome, vers 360, pour y étudier la grammaire et la rhétorique. Il y devint l'ami de Rufin et il eut pour maître le célèbre grammaticien, Aelius Donatus. Pendant ses études il acquiert non seulement une remarquable connaissance des classiques latins, mais aussi une connaissance exceptionnelle de la langue et de la littérature latines, qui le marquera, comme en témoignent ses écrits, toute sa vie durant, même s'il a estimé plus tard que le « cicéronianisme » et le christianisme étaient incompatibles. Un détail particulier, qu'il rapporte lui-même, nous éclaire sur son mode de vie à cette époque, alors qu'il n'avait pas encore été baptisé : « Pendant que, jeune homme, je résidais à Rome et suivais la formation dans les arts libéraux, j'avais coutume, avec d'autres du même âge et de même disposition, de me rendre les dimanches sur les tombes des apôtres et des martyrs et de fréquenter les cryptes creusées dans les profondeurs de la terre avec les sépultures des corps dans les murs des deux côtés du visiteur » (Commentarium in Ezechielem XI, 50, 5/13, 243-254).

Voici comment un biographe, Dom Paul Antin, résume son parcours :

Brillant étudiant à Rome, passant distrait en Gaule, apprenti ascète à Aquilée, anachorète novice, derechef étudiant, mais étudiant ecclésiastique à Constantinople sous Grégoire de Naziance, secrétaire du pape Damse à Rome où il se lie d'amitié avec de saintes femmes, il regagne l'Orient définitivement en 385 et se fixe à Bethléem.

Avec son condisciple Rufin, il fit la connaissance des cercles monastiques de Rome et s'enthousiasma pour les idéaux monastiques, mais préféra d'abord s'engager dans une carrière au service de l'État, à Trèves, ville de la résidence impériale en Gaule.

Saint Augustin raconte, dans ses Confessions (VIII, 6, 15), comment deux commissaires impériaux, en promenade à Trèves, tombèrent sur une maison habitée par des moines. Ils y trouvent un manuscrit, la Vie d'Antoine, le père du monachisme égyptien (rédigée par Athanase peu après la mort d'Antoine [355/356], vers 357/358, et traduite en latin par Évagre d'Antioche, en 375). L'enthousiasme les saisit et ils abandonnent immédiatement leurs fonctions au service de la cour. Certains voient dans l'un de ces deux puissants personnages, Jérôme lui-même : heureuse époque où le christiannisme était "à la mode" et enthousiasmait les élites !

Avec ses amis Rufin et Bonose, il se rend à Aquilée, colonie italienne et grand port sur l'Adriatique où il fréquente une communauté de clercs et de laïcs menant une vie ascétique, sous la direction du prêtre Chromace : "Les clercs d'Aquilée forment un choeur de bienheureux".

Que se passa-t-il ? Jérôme avait-il été imprudent, car son langage parfois cinglant avait le don de lui susciter des inimitiés, toujours est-il que Jérôme et Rufin doivent quitter Aquilée pour l'Égypte (Rufin) et Constantinople (Jérôme) avant de se rendre à Antioche, où il fut reçu par Évagre, le futur évêque de la communauté vieille-nicéenne d'Antioche. Il vécut quelque temps en ermite dans le désert de la Syrie orientale, près de Chalcis, mais il ne tarda pas à revenir à Antioche. En cette période antiochienne, jusqu'à 379/380, il pose des jalons importants qui orienteront le restant de sa vie. Il acquiert une bonne connaissance des langues grecque et hébraïque, bases de sa future activité de traducteur. Il se met à lire activement la Bible, dont le style fruste, jadis, le rebutait — comme Augustin —, et il assiste aux conférences exégétiques d'Apollinaire de Laodicée — base de ses travaux futurs sur le texte biblique et de ses Commentaires. Le transfert de l'enthousiasme, voire de la passion, qu'il éprouvait pour la littérature classique vers l'Écriture sainte s'est fait à l'occasion d'une profonde crise intérieure, comme il le rapporte lui-même dans le récit de son célèbre et terrible songe. Il a rêvé qu'il se trouvait soudain devant le tribunal de Dieu et qu'il entendait tomber la sentence :

Soudain, je suis ravi en esprit et entrainé au tribunal du juge... Interrogé sur ma condition, je répondis que j'étais chrétien.
- Tu mens, répondit celui qui siégeait. Un cicéronien, voilà ce que tu es, et non pas un chrétien : où est ton trésor, là est aussi ton coeur.
Aussitôt je me tus. Le juge avait ordonné qu'on me frappât, mais sous les coups c'était ma conscience qui me brûlait davantage : quelle torture !.. Je criais, je gémissais : "Pitié pour moi, Seigneur, pitié pour moi". Ces mots retentissaient parmi les coups. Les assistants, prosternés à genoux suppliaient le président de pardonner à ma jeunesse, d'accorder à ma faute le temps du repentir, quitte à reprendre plus tard le supplice mérité si jamais je lisais encore des livres de littérature païenne. Quant à moi, dans une passe aussi critique, j'étais prêt à promettre bien davantage :
- Seigneur, si jamais je possède des ouvrages profanes ou si j'en lis, c'est toi que j'aurai renié !
(Lettre 22).

Jérôme prend alors le chemin du désert, au sud d'Antioche où il reste plus de 2 ans :

J'étais assis tout seul, rempli d'amertume, hideux sous le cilice horripilant, avec une pellicule de crasse qui me faisait une peau d'Ethiopien. Chaque jour, des larmes,, chaque jour, des gémissements. Si le sommeil, malgré ma résistance, m'écrasait, mes os qui ne se tenaient presque plus, se heurtaient à le terre nue... J'étais pâle de jeûnes, ma mémoire bouillonnait de désirs dans un corps glacé... Je criais jour et nuit et ne cessais de me frapper la poitrine qu'au retour de la paix sur ordre du Seigneur...
Et, j'en atteste le Seigneur, après avoir longuement pleuré et contemplé le ciel, je me croyais parmi la troupe des anges ; heureux, je chantais : "Après toi, nous courons à l'odeur de tes parfums "(Cant. 1,3).

Mais cet affreux désert ressemble aussi à un paradis : l'austérité est le prix du bonheur !

Ô désert où brillent les fleurs du Christ ! Ô solitude où naissent les pierres fameuses qui d'après l'Apocalypse servent à bâtir la cité du grand Roi ! Ô hermitage où l'on jouit de la familiarité divine !

Il apprend même l'hébreu auprès d'un Juif converti et conserve dans sa caverne la bibliothèque que lui a léguée Eustathe, contenant les écrits d'Origène qu'il traduit en latin. Mais les querelles théologiques suscitées par l'arianisme divisaient les esprits et on en vint à soupçonner Jérôme, cet étranger, cet occidental, d'hérésie. Il doit en appeler par deux fois au pape Damase mais il ne répond pas à ce "franc-tireur sans mandat". Vers 378, Jérôme quitte le désert et revient à Antioche auprès de son ami Evagre, futur évêque d'Antioche où il est ordonné prêtre par l'évêque Paulin mais en y mettant la condition de sa part de ne pas exercer son sacerdoce.

C'est ensuite un séjour de trois ans à Constantinople où il assiste aux homélies et discours de Grégoire de Naziance qu'il appelera "mon maître dans l'étude de l'Ecriture." Après le retrait de celui-ci, Jérôme repart pour Rome, où, compte tenu de son expertise des Ecritures acquise au cours de ces années en Orient, il devient secrétaire, archiviste et conseiller du pape Damase qui lui confie la révision de la traduction des Evangiles et du psautier. Jérôme avait nourri le naïf espoir de succéder au pape Damase, son bienfaiteur et protecteur, qui meurt le 11 décembre 384. Mais c'est Sirice qui est élu, Jérôme s'étant, dans son zèle ascétique, fait pas mal d'ennemis dans la ville, en s'en prenant sans ménagement et avec tout le mordant dont il était capable aux abus spirituels et moraux. Ici apparaissent pour la première fois les traits de caractère de Jérôme, qui se manifesteront encore plus clairement dans ses controverses avec Rufin, Augustin et d'autres : il se montre virulent dans ses attaques, mais il est lui-même sensible et vulnérable. À Rome il s'est fait tant d'ennemis qu'il lui faut quitter la ville. On l'accuse même de relations malhonnêtes avec les femmes de son cercle ascétique, bien que sa conduite fût évidemment sans reproche :

Un groupe nombreux de jeunes filles m'entourait souvent. De mon mieux, fréquemment, je leur ai expliqué l'Ecriture sainte. L'enseignement créa l'assiduité, l'assiduite la familiarité, et la familiarité causa la confiance. Qu'elles disent donc si elles ont jamais remarqué en moi quoi que ce soit d'étranger aux convanances chrétiennes ?

En août 385 il s'embarque à Ostie pour Jérusalem, puis, après un pélérinage en Terre sainte, se fixe définitivement à Bethléem où il fonde avec son frère Paulinien un monastère d'hommes et trois monastères de femmes. En septembre 393, après la fête de la dédicace à Jérusalem, Jérôme se trouve impliqué dans la querelle entre Épiphane de Constantia (Salamine) et Jean de Jérusalem, au sujet de la théologie d'Origène. Il se range du côté d'Épiphane, avec qui il était déjà lié depuis plusieurs années, tandis que son ami Rufin se range du côté de Jean. Voilà qui non seulement engage une polémique contre Rufin, qui durera des années, mais Jérôme se met aussi dans une situation fâcheuse, du côté de l'Église. En effet, son frère s'étant fait ordonner diacre par Épiphane, sans son autorisation, Jean, qui a juridiction sur le monastère de Bethléem, l'excommunie. Jérôme se défend dans son ouvrage Contra Ioannem Hierosolymitanum et cherche appui auprès de Théophile d'Alexandrie. Sous la pression de différentes interventions, Jean réconcilie finalement Jérôme le Jeudi saint 397, et Jérôme fait en même temps la paix avec Rufin.

Jérôme meurt le 30 septembre 419 ou 420. L'Église occidentale le vénère depuis 1295, avec Ambroise, Augustin et Grégoire le Grand, comme l'un des quatre « grands docteurs d'Occident ». L'iconographie représente volontiers « Jérôme dans sa cellule », avec un lion à ses pieds (la représentation la plus connue est la gravure de Dürer) ; la cellule renvoie à sa vie d'étude au couvent ; la légende du lion, à qui il aurait retiré une épine de la patte et qui ne l'aurait plus quitté, se retrouve pour la première fois dans une 'lita du IXème siècle. Il s'agit d'une légende « voyageuse » qui sera également attribuée plus tard au duc de Saxe et de Bavière par exemple, Henri « le Lion » (1142-1180).