Saint Jean Chrysostome

Homélie 4 sur l'Epître aux Romains

« Aussi, Dieu les a-t-il livrés à des passions ignominieuses ; car les femmes parmi eux, changeant l’ordre de la nature, se sont jetées dans des excès contraires à la nature ; et les hommes également, renonçant à l’union des sexes, ont brûlé d’infâmes désirs les uns à l’égard des autres. »

1. II y a de la honte dans toutes les passions, et par-dessus tout dans celle qui se trouve là désignée; les péchés infligent à l'âme de plus humiliantes douleurs que les maladies n'en infligent au corps. Ici comme par rapport aux dogmes, Paul déclare les Gentils indignes de pardon ; il accuse leurs femmes d'avoir «changé l'ordre de la nature. » On ne prétendra pas, semble-t-il dire, que, leurs sentiments naturels étant refoulés, elles se sont jetées en dehors de la nature, et que leurs appétits inassouvis les ont poussées à cette rage incompréhensible; car changer suppose évidemment qu’on possède. C'est presque la formule qu'il venait d'employer eu parlant de dogmes : « Ils ont changé la vérité de Dieu en mensonge. » Il reproche aux hommes les mêmes fureurs, il les accuse d'avoir « abandonné l'ordre imposé par la nature. » Des deux côtés nulle excuse n'est possible; non seulement ils se sont tous jetés hors des lois constitutives de leur être, mais encore ils se sont élevés contre ces mêmes lois. Or, comme les actes contraires à la nature impliquent la violence, les coupables n'ont pas même le prétexte du plaisir. Le vrai plaisir n'est que dans la nature; mais, quand Dieu s'est éloigné, tout est bouleversé de fond en comble. Leur doctrine n'est donc pas seule excitée par Satan, leur genre de vie n'est pas moins diabolique. Dans le premier cas, l'Apôtre leur a présenté le spectacle du monde et la force de l'entendement humain, en leur faisant comprendre que, par les lumières dont Dieu les avait favorisés, les hommes pouvaient remonter des choses visibles à la pensée du Créateur, et qu'en ne le voulant pas, ils s'étaient rendus impardonnables. Maintenant, à la place de ce monde visible, il met un plaisir permis, un plaisir conforme à la nature, sans flétrissure, sans remords, mais dont ils n'ont pas voulu. Ils sont donc encore une fois impardonnables, puisqu'ils ont déshonoré la nature elle-même. Mais ce qu'il y a de plus dégradant, c'est que les femmes, mettant de côté toute pudeur, aient en cela rivalisé avec les hommes.

Il faut admirer ici la prudence de Paul, en voyant de quelle manière, marchant entre deux écueils opposés, il évite avec soin l'un et l'autre. Il voulait demeurer chaste dans ses expressions, et cependant piquer au vif ses auditeurs. Or, il n'était pas aisé de faire droit à cette double exigence, de vaincre une telle impossibilité. La réserve du langage en affaiblira la salutaire vigueur; et la force de l'objurgation vous fera dire les choses avec une repoussante clarté. Cette âme prudente et sainte a pu concilier ces deux extrêmes. Elle aggrave l'accusation, en parlant au nom de la nature, et cela même lui sert comme d'un voile pour sauvegarder la chasteté du discours. Après avoir stigmatisé l'ignominie des femmes, l’Apôtre attaque chez les hommes les mêmes excès : «  Ils ont également abandonné les lois que la nature leur avait tracées. » Voilà bien le plus funeste de tous les exemples, quand les deux sexes sont à la fois corrompus, quand l'homme établi pour être le chef et le guide de la femme, et celle-ci, donnée pour aide à celui-là, se conduisent l'un envers l'autre comme de mortels ennemis. Remarquez l'énergie de sa parole. Il ne dit pas simplement qu'ils ont éprouvé de l'amour ou de la concupiscence ; il dit : « Ils ont brûlé d'infâmes désirs les uns à l'égard des autres. » La concupiscence débordait, vous le voyez, puisqu'elle était incapable de se renfermer dans ses limites. Et tout ce qui dépasse des lois posées par Dieu, se porte à des satisfactions contraires à la nature, dédaignant celles qui seraient légitimes. Comme on voit quelque fois des hommes repousser des aliments naturels pour avaler de la terre et de petits cailloux; d'autres pressés par la soif se désaltérer dans un bourbier; ainsi les hommes dont il est ici question se sont précipités dans ces hideuses amours. Vous me direz : Et d'où venait ce débordement de concupiscence ? — De ce qu'on s'était éloigné de Dieu. — Et cet éloignement d'où venait-il ? De l'iniquité des hommes qui l'abandonnaient. « Ils ont commis des turpitudes les uns à l'égard des autres. »

2. En lisant qu'ils ont brûlé, ne vous imaginez pas que la maladie se borne à de simples désirs; la concupiscence a pris feu la plupart du temps par suite de l'indolence. Aussi n'est-il pas dit que les hommes étaient séduits ou subjugués, comme cela est dit en d'autres circonstances. Quoi donc ? « Ils ont accompli. » Ils en sont venus à l’œuvre, c'est un péché d'action, et même cette action suppose une volonté bien arrêtée. L’Apôtre n'emploie pas ici le mot de concupiscence, il a choisi celui de turpitude, pour montrer qu'ils ont violé les lois et méconnu l'honneur de la nature. Voyez aussi quelle confusion en est résultée des deux côtés. La tête était en bas et les pieds en haut, tout était bouleversé; on se faisait à soi-même comme on faisait aux autres, une guerre implacable, multiple, variée, plus inique qu'une guerre civile quelconque. Cette guerre se produit sous quatre aspects également stériles, également repoussants ; on ne peut pas dire ici double ou triple. Voyez plutôt : Dieu lui-même avait dit dès le principe : « Ils seront deux dans une chair. » Gen., II, 24. C'est là l'effet des sentiments et des lois provenant du Créateur même. Le diable fait dévier ces sentiments et ruine ces lois harmoniques ; en divisant ce que Dieu avait uni, il tâche de détruire le plan divin. Voilà une première guerre. En second lieu, non content de diviser, il a suscité des affections pires que les haines les plus atroces, il a fait que les femmes se sont outragées entre elles comme les hommes entre eux : c'était comme un combat nocturne. Là vous avez la deuxième et la troisième guerre, bien plus, la quatrième et la cinquième. Ajoutons, en effet, à ce que nous avons dit, qu'ils se sont criminellement déchaînés contre la nature elle-même. Voyant que l’amour naturel est le plus fort ciment de la société, le diable s'est efforcé de le dissoudre ; et par ce moyen, non seulement il tarissait la source de l'espèce, mais encore il jetait dans le monde un terrible ferment de querelles et d'inimitiés.

« Ils portaient en eux-mêmes le juste prix de leurs égarements. » Voyez comme l'Apôtre remonte au principe du mal, à l'impiété dans les doctrines; et c'est ce qu'il appelle le prix d'une telle iniquité. Comme, en parlant de la géhenne et des châtiments à venir, il n'eût pas fait accepter sa parole par des hommes plongés dans l'impiété, voués à ce genre de vie, et ne leur eût même paru que ridicule, il leur montre le châtiment dans la volupté. Si, loin de sentir le supplice, ils s'y complaisent, n'en soyez pas étonnés ; les maniaques et les frénétiques, alors qu'ils se font le plus grand mal et qu'ils se livrent à des actions déplorables, rient bien aussi et se réjouissent de ce qui pour les spectateurs est un sujet de larmes. Et nous n'allons pas pour cela révoquer en doute leur tourment ; nous les jugeons, au contraire, d'autant plus malheureux qu'ils ignorent leur malheur. Ce n'est pas aux malades, c'est aux bien portants qu'il appartient de résoudre de telles questions. Il paraît que la chose était anciennement réglementée par une loi : un législateur avait interdit aux esclaves les onctions des athlètes et la pédérastie, tandis qu'il accordait ce privilège, ou plutôt cette ignominie, aux hommes libres. Mais eux ne le prenaient pas pour une dégradation, ils y voyaient un honneur incompatible avec l'esclavage, auquel la liberté seule donnait droit. Voilà quelle était l'opinion du plus sage des peuples, des Athéniens et de leur grand Solon. Les livres de beaucoup d'autres philosophes sont pleinement infectés de cette même maladie.

Et cependant nous n'acceptons pas une pareille décision, bien s'en faut; nous plaignons, nous déplorons l'état de ceux pour qui de telles lois étaient faites. Il ne différait pas de celui des femmes perdues ; il était même plus misérable encore : si leur commerce est illégitime, il n'est pas contre nature ; tandis que celui-là révoltait la nature en même temps que la conscience et la raison. N'aurait-on pas à craindre la géhenne et les supplices éternels, que ce serait encore ici le dernier des supplices. Si vous me dites que telle n'est pas leur opinion, le supplice n'en est que plus grand. Supposez qu'un homme se mette à courir nu, tout le corps souillé d'une boue fétide, et s'en montre très heureux, au lieu d'en être accablé de honte ; je n'irais certes pas joindre mes félicitations aux siennes, je le plaindrais plutôt de ce qu'il ne sent pas l'ignominie de sa conduite. Voulez-vous que je répande un nouveau jour sur cette vérité, permettez-moi de faire une autre hypothèse. Qu'une jeune fille ayant vécu jusque-là dans la chasteté soit ensuite condamnée à partager la société d'animaux immondes, et finisse par y trouver du plaisir ; elle n'en sera que plus digne de larmes, puisqu'on ne pourra pas espérer la guérir d'un mal qu'elle ne sentira pas. C'est là sans doute une chose affreuse ; mais le reste ne l'était pas moins ; il est même plus révoltant d'être insulté par les siens que par les étrangers. Les coupables, je les regarde comme pires que les assassins ; car mieux vaudrait mourir que de vivre dans une telle dégradation. L'homicide sépare l'âme du corps : cet autre crime perd le corps avec l'âme. Vous aurez beau me parler d'un péché quelconque, il n'en est pas d'égal à celui-là, et, si les personnes qui subissent de telles horreurs en avaient le sentiment, mille morts leur sembleraient préférables.

3. Rien, non, rien n'est plus dégradant ni plus funeste. Parlant de la fornication, Paul disait : « Quelque péché que l'homme commette, c'est toujours hors de lui ; mais celui qui commet la fornication, pèche contre son propre corps. » I Cor.,VI, 18. Que dirons-nous alors d'une pareille démence, à laquelle on ne saurait comparer la fornication ? Je ne dirai pas que vous êtes devenu une femme ; mais j'affirme que vous n'êtes plus un homme : vous avez perdu votre dignité, sans acquérir une autre nature ; vous avez trahi tous les droits, vous avez flétri l'honneur des hommes et des femmes ; vous avez mérité d'être chassé et lapidé par les uns et les autres. Pour bien comprendre ce que c'est que ce mal, imaginez-vous qu'on vient vous proposer de vous transformer d'homme en chien ; ne fuirez-vous pas à cette seule menace ? Mais, par votre fait, vous êtes devenu quelque chose de beaucoup plus vil qu'un chien ; car enfin cet animal est utile, et le vice a détruit en vous tout principe de bien. Si quelqu'un disait aux hommes, avec apparence de vérité, qu'il va les soumettre aux misères de la gestation et de l'enfantement, de quelle indignation ne seraient-ils pas remplis ? Ceux dont nous parlons sont descendus beaucoup plus bas ; on ne comparera pas ces deux choses, être changé complètement en femme, et le devenir sans cesser d'être homme, ou plutôt ne mériter aucune de ces deux dénominations. Vous pouvez encore par un autre moyen vous rendre compte de la grandeur de ce mal ; c'est de voir les peines décernées par les lois humaines contre ceux qui mutilent les enfants, ce qui s'explique uniquement par l'espèce de déchéance que l'homme subit ainsi. Et cependant l'injure qu'on lui fait alors est moins grande que celle dont il se rend coupable envers lui-même. Bien des eunuques ont rendu des services à la société, tandis que rien n'est inutile comme le misérable dont il est ici question ; car ce n'est pas son âme seulement, c'est encore son corps que couvre la flétrissure : il mérite d'être exclu de partout. Combien de géhennes suffiront à le punir ?

Ce mot de géhenne provoque-t-il en vous un sourire d'incrédulité, souvenez-vous du feu qui consuma Sodome. Nous avons vu, oui, nous avons vu sur la terre une image de l'enfer. Un grand nombre ne devant pas ajouter foi à ce qui nous est dit de la vie future, et particulièrement du feu qui ne s'éteindra pas, Dieu les ramène à des idées plus sages par des spectacles frappants. Tel est ce déluge de feu qui tomba sur Sodome ; et ceux-là le savent bien qui ont visité cette contrée et vu les traces évidentes du fléau déchaîné par le ciel. Pensez donc ce que doit être ce péché, qui force la géhenne à se montrer avant le temps. Le mépris qu'on faisait de sa parole a mis Dieu dans la nécessité d'étaler la géhenne sous un aspect nouveau. Étrange était la pluie qui tomba sur les Sodomites mais le crime à punir ne l'était pas moins : elle engloutit leur contrée, comme la concupiscence avait englouti leurs âmes. Telle est la raison de cette pluie : au lieu de féconder la terre, elle la stérilisa, la rendant incapable de produire jamais aucun fruit. Le désordre commis par les habitants de Sodome n'avait-il pas également pour effet de leur enlever toute prospérité ? Et puis, quoi de plus exécrable et de plus hideux qu'une telle prostitution ? Ô démence ! Ô stupidité ! Comment avait pu prévaloir une passion dont aucune guerre ne saurait égaler les fureurs, d'autant plus funeste à la race humaine que l'âme l'emporte sur le corps ? Ô hommes, plus brutes que les brutes elles-mêmes, plus impudents que les chiens ! Rien de pareil parmi les bêtes, la nature est respectée ; vous avez donc ravalé votre espèce au-dessous de la leur par une semblable turpitude. D'où sont nés de tels fléaux ? De la mollesse, de l'oubli de Dieu. Dès qu'on ne craint plus sa justice, tout bien s'évanouit.

4. Voulons-nous échapper à ce désastre, ayons toujours devant nous la crainte de Dieu. Rien ne perd sûrement l'homme, non, rien, comme d'abandonner cette ancre ; rien ne procure son salut, comme d'y avoir les yeux constamment fixés. Si la vue d'un homme, en effet, nous arrête souvent sur la pente du vice, si même une sorte de respect pour des serviteurs vertueux nous retient plus souvent encore dans les limites de la raison, jugez quelle serait notre sécurité, si la pensée de Dieu nous était sans cesse présente. En nous voyant ainsi disposés, le démon ne nous attaquerait plus, sachant d'avance l'inutilité de ses efforts ; mais, s'il nous trouve répandus au dehors et vaquant sans aucun frein, il s'emparerait de ce que nous avons fait nous-mêmes et nous séparerait aisément du troupeau. Il en est de nous, quand nous laissons de côté les divins préceptes, comme de ces serviteurs négligents qui, s'étant rendus sur la place publique, oublient ce que leur maître leur avait commandé, pour se livrer à des entretiens inutiles, perdant leur temps avec tous ceux qu'ils rencontrent. Nous sommes là, n'ayant d'admiration que pour les richesses, pour les beautés corporelles, pour tant d'autres choses qui ne nous sont rien : c'est toujours comme ces serviteurs qui se prennent à regarder les vains prestiges des charlatans, et qui, rentrant ensuite trop tard, reçoivent la correction la plus sévère. Beaucoup abandonnent le chemin qu'ils avaient suivi jusque-là, et marchent sur les traces des hommes dégradés qui se livrent à de telles abominations. Gardons-nous bien d'agir de même ; car nous sommes envoyés pour accomplir bien des oeuvres qui nous touchent de près. Du reste, nous tiendrions-nous éloignés des plus criants désordres, si nous nous arrêtons à dévorer des yeux le spectacle insensé du monde, à perdre ainsi notre temps d'une manière déplorable, nous n'échapperons pas au dernier châtiment.

Si vous désirez donner l'essor à votre âme, vous avez de nombreux sujets d'admiration, il vous sera loisible de consacrer votre temps à contempler des choses capables de vous ravir et non d'exciter le rire. Quant à ceux pour qui le rire a tant de charmes, ils deviendront eux-mêmes risibles, ils tomberont au-dessous de ceux qui leur servent d'amusement. Voulez-vous ne point partager leur dégradation, hâtez-vous de vous éloigner. Pourquoi rester là, je vous le demande, à vous laisser absorber par l'étalage des richesses ? Que voyez-vous de réellement admirable et qui doive captiver vos yeux ? Des chevaux chargés d'or, une brillante suite composée de barbares ou d'eunuques, de superbes habits, un extérieur qui trahit la mollesse de l'âme en même temps que sa fierté, l'empressement et le tumulte des fous ? Faut-il donc admirer tout cela ? De tels hommes diffèrent-ils bien des mendiants qui paradent, dansant et sifflant sur la place publique ? Dénués de toute vertu, non moins que ces derniers, ils mènent des danses tout aussi ridicules, poussés en tout sens, tantôt vers des tables somptueuses, tantôt vers des maisons diffamées, tantôt vers l’essaim des flatteurs et des parasites. Si l'or ne leur manque pas, ils n'en sont que plus misérables, puisqu'ils concentrent tous leurs soins sur des objets qui ne leur sont d'aucune utilité. Ne vous arrêtez pas aux habits qui les couvrent, fouillez là-dessous, et vous trouverez une âme couverte de blessures et de haillons, délaissée, sans protection d'aucune sorte. Quel profit dans ces extravagances du dehors ?

Mieux vaut vivre dans l'indigence en pratiquant la vertu, que de régner en se livrant au vice. Le pauvre vertueux jouit en lui-même de toutes les voluptés de l’âme, il n'a pas même le sentiment de sa pauvreté extérieure, tant il est riche au dedans : un roi qui vit dans les délices est tourmenté par le désordre intérieur dans ce qui le touche de la manière la plus intime, dans son âme, dans ses pensées, dans sa conscience, toutes choses qu'il doit emporter à son départ de la vie. Le sachant, repoussons les vêtements tissus d'or, embrassons la vertu et le plaisir qu'elle donne. Nous posséderons de la sorte une grande joie dans cette vie et dans l’autre, les biens promis seront en notre possession, par la grâce et l'amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à qui gloire, puissance, honneur, en même temps qu'au Père et au Saint-Esprit, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

En ce temps-là, au cours du repas que Jésus prenait avec ses disciples, il fut bouleversé en son esprit et il rendit ce témoignage :"Amen amen, je vous le dis : l'un de vous me livrera."